Lundi, lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, je roulais à travers la banlieue populaire d’Amiens Nord quand une voiture a ralenti et s’est positionnée à ma hauteur. Son conducteur souhaitait lire le panneau. D’une connivence naturelle, nous nous sommes tous les deux arrêtés pour causer. La première question qu’il m’a posée a été : « Vous arrivez d’où là ? » Quand je lui ai répondu que j’avais fait la route depuis Hénin-Beaumont, il m’a charrié : « Ils vous ont pas attaqué là-bas avec la barbe ? », j’ai éclaté de rire et la relation était installée. Le vent du nord qui souffle cette semaine sur la France était déjà bien établi, j’ai donc adossé le vélo sur l’auto et je me suis installé à la place du passager pour parler plus confortablement.
« Ils vous ont pas attaqué là-bas avec la barbe ? »
Kamel (le prénom a été changé à sa demande) a voté J.L. Mélenchon au premier tour : « La plupart des gens ici ont voté Mélenchon mais il y a quand même des Arabes qui votent Le Pen. Je ne comprends pas, quand je vois l’histoire de la France, ça me révolte qu’il puisse exister un parti comme ça dans notre pays. Ce qu’ils prônent, ça me dégoûte. Ça va durer combien de temps comme ça ? Le père, la fille, la petite fille, je n’appelle pas ça un parti. Et leur prétendue querelle entre père et fille, je suis certain que c’est arrangé ! » Au deuxième tour, il votera Macron, qu’il apprécie bien aussi.
Fils de Harki, ces rapatriés musulmans de l’Algérie française pour laquelle ils se sont battus, il est comme beaucoup de citoyens et n’attend plus grand-chose des élus : « Je ne veux pas qu’on me prenne par la main. Ça fait plus de 10 ans que je suis installé. »
Quand je lui parle de mon projet, il m’interpelle sur ma similarité avec François Ruffin, candidat pour la France Insoumise aux législatives à Amiens. Il m’explique qu’il est indésirable ici après avoir écrit il y a 10 ans un livre sur le quartier. Il a enquêté sur le quartier et quand le livre est sorti, il donné des noms, il a semble-t-il un peu caricaturé le quartier et certains de ses habitants : « il y a trois semaines il est venu tracter sur le marché, il s’est fait retourner son stand. » Je lui demande s’il a menti, il me concède : « non… il a dit la vérité ! » Le robinet était ouvert pour parler de sa vie dans Amiens Nord.
« C’est un massacre ici, t’es en plein dedans ici ». Durant notre conversation, il m’a désigné au moins 2 hommes qu’il sait être des toxicos perdus dans le quartier : des cadavres ambulants à moitié morts. « T’as vu ce gars ? » Il me désigne un garçon en blouson de cuin, un sac plastique à la main qui marche à une dizaine de pas de nous. « Jeune il était super bien, costaud, il a tout perdu. Maintenant il ère dans la rue à cause de l’héroïne et de la cocaïne. Le jour où ils touchent le RSA, ils sont fous. Des gars comme ça on en a enterré plein. Je ne sais pas si tu sais, mais dans le rite musulman, c’est nous qui enterrons. Pour vous c’est les pompes funèbres qui rebouchent, de notre côté c’est nous même qui remettons la terre… Et on en a enterré plein. »
Tout au long de notre moment passé ensemble, j’ai adoré son accent mixé entre arabe et picard, la façon dont il a prononcé ce dernier « plein » est typiquement picarde. À partir de ce moment, il ponctuait beaucoup de ses phrases de « ça me révolte » ou de « ça me dégoûte », je ne les mets donc pas, mais imaginez-les !
« Les politiques achètent la paix sociale »
Même s’il trouve que le quartier est plutôt calme, il le compare à un Rotterdam à ciel ouvert, dans lequel les voyous mènent leur trafic aux yeux de tout le monde. « la police les attrape et 6 mois après ils sont dehors. Et qu’est-ce que tu veux faire ? Tu veux dire quoi ? S’ils me brûlent la camionnette, je travaille avec quoi ? Ce n’est pas de la peur, c’est juste que tu dénonces quelqu’un, 3 jours plus tard tu le vois dehors. » Il ajoute tout de même, ce qui ne me confirme dans mon sentiment qu’une peur brave l’anime : « Dénonce, dénonce, quand tu parles t’es accueilli comme un pape, mais après t’es livré à toi même, (…) mais je ne suis pas lâche, je ne pars pas moi, je ne laisse pas le territoire. »
Selon lui les élus laissent faire et qui abandonnent le territoire en achetant la paix sociale à ce prix incroyablement lourd pour la population : « C’est flagrant, si tu enlèves la drogue ici, comment tu vas les tenir après ? » Il me conte une anecdote datant de l’année dernière dans laquelle un gars moitié fou, moitié drogué, échappé de l’hôpital psychiatrique, a pu vivre pendant 3 mois dans sa voiture en ruine avec ses pitbulls sans que la police n’intervienne sauf pour lui signifier de ne pas s’approcher trop près du quartier voisin et du centre ville : « il mimait de tirer sur les policiers, mais il n’était pas embêté, jusqu’au jour où il est retourné de lui-même à l’HP. »
Pendant la discussion, un de ses amis, algérien, vient nous voir et il me blague : « T’as vu Marine Le Pen… ? Elle va nous dégager ! Plus que 15 jours ! »
Kamel me raconte que ces mêmes élus ne s’en prennent jamais aux trafiquants qui ne sont pas inquiétés : « certains se font attraper avec des kilos, ils se font acquitter ou font 6 mois de prison, ils ressortent. Quand je te parlais du jeune drogué tout à l’heure, voilà c’est des gens comme ça qu’on met en prison, pas des trafiquants, parce que c’est compliqué d’avoir des preuves, alors ils profitent du système. » À son avis les prisons sont pleines de pauvres types, qui sont des voleurs, mais avant tout des malades et des fous qui ont besoin de la drogue : « Ils ne se rendent même pas compte de ce qu’ils font. Je les connais tous ici, on a grandi ensemble, mais combien de fois j’ai retrouvé mes vitres cassées avec l’un d’eux en train de me voler, prétendant que ce n’est pas lui. »
Il est vraiment remonté au sujet de la drogue qui est véritablement pour lui la principale cause du pourrissement des quartiers. « Je ne comprends pas qu’ils ne légalisent pas le cannabis de merde. En plus ce qui est dedans sera contrôlé. Quand tu vois ça qu’est-ce que tu veux aller travailler, franchement ! T’as plus de motivation et les gars ici le disent : « ce que je gagne ça va tout dans ma poche », moi je dois payer le RSI et les autres impôts. En tant qu’artisan quand j’achète une voiture on me demande comment j’ai eu l’argent, mais eux peuvent acheter des maisons ou louer des voitures à 50 000€ et on ne leur demande rien. Alors après tu t’en fous, tu vas travailler, tu fermes les yeux.
Il en veut viscéralement aux candidats de ne pas en avoir parlé : « même si Marine Le Pen en parle peut-être plus, par éthique, je ne pourrai jamais voter pour elle. On laisse les gens s’empoisonner, on autorise à vendre de la mort ! Tu vas voir si j’ouvre une boutique qui vend de l’alcool sans licence, je vais finir en taule, mais installe toi au coin de la rue à vendre de la came, personne ne viendra t’arrêter. La police vient et elle regarde, les gens qui viennent de l’extérieur, on les laisse acheter et dès qu’ils ressortent on les arrête. Mais ici on laisse faire. »
Poursuivant au sujet des quartiers, il me demande : « Tu te souviens que tout le monde est d’accord pour dire que c’était une bêtise il y a 40 ans d’avoir mis tous nos parents dans les mêmes quartiers nord des villes au lieu de dispatcher tout le monde. Et bien regarde maintenant les migrants ou les gens de l’est, il recommencent pareil. Dans 20 ans on aura le même problème avec eux, on les concentre tous, et dans les quartiers on a fait des petites villes dans lesquelles personne se mélange : les Arabes entre eux, les gens de l’est entre eux. »
« Le niqab ou la burka ça n’a ni queue ni tête »
La discussion embraye sur le voile et il lâche : « Le niqab ou la burka ça n’a ni queue ni tête, si c’est pour faire ça autant aller vivre dans un pays musulman, à quoi bon rester ici, si la vie ne te plaît pas ici. Mais quand j’entends Marine Le Pen dire qu’on impose le voile, c’est faux. Personne n’impose le voile aux filles, c’est une question de religion, elles sont musulmanes, elles se couvrent la tête un point c’est tout. Chez moi personne ne porte le voile, mais si ma sœur veut le mettre, elle est libre. »
Le problème vient selon lui des médias qui renvoient en permanence les musulmans à leur religion et pas à leur citoyenneté. Avec un peu de machisme très classique finalement, il ajoute : « il y a aussi le fait qu’ici un jeune aura plus de respect pour une fille pudique qui porte le voile qu’une autre fille qui se balade avec un pantalon tout serré. Ce n’est pas qu’il ne respecte pas une fille sexy, mais il se demanderait à quoi bon épouser une fille qui passe son temps à rouler ses fesses : celle avec le voile il est certain qu’elle saura tenir un foyer, s’occuper des enfants, et qu’elle ne passe pas le temps à se balader ou aller au restaurant. »
À la fin de notre rencontre, je lui ai demandé si je pouvais le photographier, il a refusé. Je pense que vous pouvez imaginer pourquoi à la lecture de cet entretien, et il a ajouté : « j’aime bien parler, mais je ne peux pas te laisser donner mon nom et mon image. Ici je suis bien avec tout le monde, tout le monde me connaît et puis je suis dans les marchés publics, à cause de mon entreprise, je ne peux pas parler publiquement. »